samedi 18 avril 2015

Des fleurs pour Algernon


  C'est encore grâce à mon frère aîné que j'ai lu "Des fleurs pour Algernon" quand j'avais une vingtaine d'années...
A ce propos, c'est beaucoup plus tard que l'on se rend compte de ce qui était vraiment important pour nous, de ce qui a marqué notre existence. On se souvient avec force d'une phrase, une remarque en passant qui s'est vrillée dans notre tête, au milieu de milliers d'autres disparues, allez savoir pourquoi! Ou alors simplement un regard, une odeur, une vibration dans l'air, qui s'impriment définitivement. Ce qui est le plus surprenant, c'est la fortuité de ces instants de grâce, et celui qui prononce cette phrase, celle qui a ce regard, n'ont aucune idée de la pérennité de l'acte qu'ils viennent d'opérer.
Est-ce prédestiné, est-ce un pur hasard ? Je penche pour la seconde hypothèse, nous vivons plutôt notre vie en dirigeable qu'en avion.


Quel choc, ce livre. Et pendant très longtemps, quand je voulais partager mon enthousiasme autour de moi, j'avais, au mieux un sourire poli, au pire un sourire condescendant. Cette histoire de souris et de cerveau trafiqué n'incitait pas à la lecture.

Les choses ont changé, et nombre de mes connaissances ont été émus au contact de Charlie et d'Algernon. Alors, me direz-vous, pourquoi vous en parler maintenant?

En fait, je viens de voir la pièce tirée du livre, jouée par l'immense Grégory Gadebois, (Angèle et Tony), et tout est remonté en moi. 
L'histoire, une anticipation écrite d'abord sous forme de nouvelle en 1959 par l'auteur américain Daniel Keyes, n' a pas pris une ride. C'est la force des chefs d'oeuvre. C'est un monologue, ou plutôt un journal intime, tenu par un simple d'esprit sur qui l'on pratique une opération qui décuple ses capacités intellectuelles. Cette expérience a été tentée peu de temps auparavant sur une souris, nommée Algernon, et qui précède Charlie sur le chemin de l'hyperintelligence. L'expérience se passe bien, jusqu'au jour où Algernon commence à montrer des signes de régression, et de maladie. La fin, je vous laisse la découvrir si vous avez la chance de n'avoir encore ni lu ni vu ce merveilleux hommage à l'humanité. D'y penser me met encore la larme à l'oeil. (Décidément, je presque-pleure de plus en plus souvent. S'il est dit qu'un homme ne pleure pas, je ne suis pas un homme).
La première partie, celle de la progression, est un miracle d'humour. Charlie relate ses relations avec le corps médical, ses collègues de travail, la compétition avec la souris blanche. Son innocence est sa seule arme dans ce monde désenchanté, mais rien ne résiste à sa propre logique, pour notre plus grand plaisir. Humour encore, dévastateur quand il prend possession de ses immenses moyens et décrit avec une acuité chirurgicale l'environnement dans lequel il est plongé, ses rituels ridicules, ses ambitions dérisoires.
Mais, bientôt, l'arrivée des signes négatifs d'Algernon, sa nervosité, la baisse de son intellect, donnent à l'histoire une tournure plus dramatique.
Charlie, au sommet de son potentiel, sait qu'il va suivre dans une inexorable descente sa coéquipière de laboratoire.... La lente érosion de son esprit transparaît peu à peu dans son journal. L'émotion nous saisit à chaque phrase, tangible; elle prend de l'épaisseur dans la belle relation entre Charlie et Algernon. Personnellement, je ne m'explique pas forcément pourquoi, je suis liquéfié par la description froide et clinique que fait Charlie de sa lente descente. Le texte atteint ici la beauté des plus fortes tragédies grecques. Le destin est en route, l'histoire de Charlie est écrite, il suffit de suivre celle d'Algernon. L'homme n'est plus qu'un instrument, un acteur impuissant. Subsiste sa volonté de rester debout, ce qui fait son honneur et sa grandeur.
Une image, un personnage traversent toute cette histoire. Miss Kinnian donnait des cours au Charlie du début, elle a suivi son ascension et a assisté à sa dégénérescense. Sa relation avec Charlie est plus forte et résiste à tous les évènements. Cet amour est l'élément intangible, celui qui reste quand tout est détruit, le seul qui s'adressait au vrai Charlie, au-delà de toutes ses apparences.

Je sais maintenant pourquoi je suis tant ému: cette histoire, c'est la mienne, c'est la vôtre, c'est celle de tous les hommes, qui naissent, grandissent, s'épanouissent, aiment, se recroquevillent, puis meurent.