jeudi 22 juin 2017

Là où dansent les morts


La lecture du Livre de la Jungle m’avait ouvert les portes d’un univers extraordinaire. J’avais trouvé tout ce que je cherchais, sans même savoir que je le cherchais : la perfection d’un monde complet, la puissance d’une culture et de valeurs partagées, le merveilleux des rituels ancestraux, la force des traditions révérées, la beauté et la sérénité des chants sacrés.
Une langue magnifique, une évocation poétique et prégnante, ce livre très court laissait sur le lecteur une marque indélébile, bien plus forte que nombre de sagas aux milliers de pages affadies.

Au détour d’un « échange – découverte » littéraire, une amie qui se délectait des aventures du 87ème district (cf. post plus ancien sur ce blog) m’a glissé entre les mains un roman de Tony Hillerman, « Là où dansent les morts ». « Tu verras, c’est particulier, un roman policier au pays de Navajos… ».
Au bout de quelques lignes, j’ai ressenti un puissant choc émotionnel, qui ne me quitte plus chaque fois que je lis un de ces romans. Et j’en suis bien à mon dixième. Je ne sais pas si cela vous arrive, et je l’espère pour vous : quand un passage est trop fort, je suis obligé d’arrêter de lire, de fermer les yeux et de laisser passer la vague d’émotions qui me submerge alors.
Eh bien cela m’arrive fréquemment, au détour des pages de tous ces ouvrages. J’ai enfin retrouvé le souffle de Kipling, un monde complet, autarcique, avec sa culture, ses rites, ses traditions. Avec une dimension de plus, la religion, fortement mêlée de médecine et de sorcellerie. Un monde éminemment respectable, où l’homo consumerus moderne devrait venir puiser sens et beauté.

Je recherche depuis bien longtemps un exemple de peuple sans religion. Ce n’est toujours pas le cas ici, la religion navajo existe. Elle nous parle des divinités à l’origine de leur création, dans une mythologie riche et colorée qui imprègne jusqu’au moindre de leurs gestes et de leurs pensées. Mais les navajos ne croient pas à l’au-delà, et considèrent qu’il n’y a rien après la mort. Juste quelques fantômes qui risquent de déranger les vivants si leur mort n’a pas suivi le rituel imposé. Je ne pensais pas qu’une telle lucidité, une telle humilité existait. J’en suis renversé (comme le capitaine Haddock en découvrant la fusée lunaire).

Deux autres aspects de la culture navajo forcent aussi mon respect et mon admiration.



D’abord la relation à l’argent. Pour un Navajo, être riche, c’est forcément avoir pris plus que sa part, et donc avoir d’une manière ou d’une autre lésé d’autres personnes. Les deux notions semblent si opposées qu’un Navajo riche est comparé à de l’ « eau sèche » ! Pour ce peuple, la richesse est ailleurs, c'est déjà miraculeux! 
Et c’est justement cet autre aspect central de sa culture qui me touche au plus profond. Ce qui importe vraiment pour un Navajo, c’est le « hozho », la beauté, l’ordre et l’harmonie.. On se doit de conserver cette harmonie au sein de la nature, si belle à observer dans ces confins désertiques de l’Arizona, avec ses montagnes, ses mesas, ses lits de torrent desséchés, et si dure aux hommes (« je ne savais pas que l’on pouvait gaspiller de l’eau à laver une tasse de café »). Harmonie ensuite entre les personnes, ce qui rend les meurtres si difficiles à expliquer. Harmonie enfin, la plus importante, à garder en soi-même. La maladie est le signe extérieur de celui
qui a rompu cet équilibre fixé une fois pour toutes par le « hozho ». S’en suivent alors des cérémonies destinées à retrouver cette harmonie brisée, longues avajo, être riche, c’est forcément avoir pris plus que sa part, et donc avoir d’une manière ou d’une autre lésé d’autres personnes. Les deux notions semblent si opposées qu’un Navajo riche est comparé à de l’ « eau sèche » ! Pour ce peuple, la richesse est ailleurs, et c’est cet autre aspect de sa culture qui me touche au plus profond.


Ce qui importe vraiment pour un Navajo, c’est le « hozho », la beauté, l’ordre et l’harmonie.. On se doit de conserver cette harmonie au sein de la nature, si belle à cérémonies aux noms évocateurs : voie de l’ennemi, voie de la bénédiction, voie de la montagne, etc…Y officie un « hataali » (chanteur), qui peut aussi être sergent dans la police Navajo !

Toutes ces interactions entre le réel et le sacré, les enquêtes et la spiritualité, sont la marque des romans de Tony Hillerman.
Parler de son intérêt pour un livre peut avoir un effet repoussoir, aussi fais-je dans l’abrégé. Je voudrais juste finir en remarquant que le sacré agit sur mon comportement : j’ai presque envie d’enlever mes chaussures quand j’entre « là où dansent les morts ».

J’ai retrouvé ce vertige du lecteur, et j’en suis ébahi, ébahi et heureux.