samedi 15 octobre 2011

A perfect day


Mon année de terminale a été bercée par les doo, doodoo, doo doodoo doo doodoo, de "Walk on the wild side", le tube planétaire qui a fait connaître Lou Reed au grand public. Il l'a mis sous les feux de la rampe, lui qui était jusqu'alors plutôt habitué au monde interlope des caves new-yorkaises et à la musique acide du Velvet Underground. David Bowie a tout réussi en 1972, il a explosé en "Ziggy Stardust", mais il a aussi déniché et transfiguré Lou Reed, perdu entre deux eaux berlinoises. "Transformer" est le résultat Loureedien de cette année de grâce. Tous les titres sont bons, mais j'ai aujourd'hui une affection particulière pour un morceau moins connu,qui était présent sur la bande son du film mythique "Trainspotting". "A perfect day" est juste a perfect song.
Les paroles de Lou Reed sont d'une beauté rare, celle qui invite à rêver. Leur simplicité apparente nous entraîne doucement dans son univers, où tout ce qui est caché émerge des profondeurs et occupe bientôt toute la scène.
Au premier abord, quelle naïveté, cette journée parfaite! On a l'entrée de gamme des plaisirs, le sous-sol prolétaire de l'amusement, le niveau zéro sur l'échelle du bonheur... Nourrir un zébu le samedi soir et regarder un navet avant de s'en retourner chez soi, on a du mal à imaginer moins glamour.
Certes, mais il décide que cette journée est parfaite. Il savoure justement cette parenthèse anonyme, cette pause de citoyen ordinaire, avant de reprendre sa vie. Ce n'est certainement pas avec une compagne qu'il passe cette journée, c'est une amie, juste une amie. Il la connaît depuis longtemps, mais quand ils rentreront à la maison, ce sera chacun dans la sienne.. Il l'a rencontrée dans une autre vie, peut-être dès son enfance, avant que la sienne ne bascule, et elle a de lui cette image intacte de quelqu'un de bien.
Avec toi, je m'oublie, je pense être quelqu'un d'autre. Je sais bien que ma vie est toute autre, mais ici, avec toi, je fais les gestes d'un homme normal, et c'est comme tel que tu me regardes. Sous ton regard, je retrouve pendant quelques heures la personne honnête et droite que j'ai été, voici longtemps. Ma vie reprendra bien assez tôt, dès que je t'aurais quittée, sur le pas de ta porte avec un rendez-vous pour samedi prochain en poche. J'ai encore décliné avec un sourire ton invitation à entrer, mais je veux garder notre relation immaculée, hors du temps, hors de mon temps en tout cas. Cette journée, c'est ma "time capsule", mon instant figé à jamais, mon rituel de pureté et d'innocence. Oh, gardons cette journée dans toute sa simplicité, sans surenchère. Je veux surtout te voir sourire en me regardant quand tu lèves des yeux un peu plus brillants après une gorgée de sangria, ou quand tu me prends machinalement la main quand le lion se met à rugir.
Mais lorsque ta porte se referme, je retrouve intacts mes errements et mes fautes, mes plaies et mes délires. Je reprendrai dès ce soir ma dose quotidienne d'héroïne, ma seule issue pour ne pas trembler. Je pourrai alors quitter ma tanière solitaire et faire mon travail, tuer pour de l'argent. Ce soir, j'ai un contrat sur une tête. Une photo, une adresse, c'est tout. Je ne veux rien savoir d'autre. Je te reverrai samedi prochain, enfin j'espère. En attendant, "je n'ai plus qu'à récolter ce que j'ai semé."
Quelle force d'évocation dans ces quelques mots, quelle compassion à leur écoute!
Pour les chanter, Lou Reed se fait intimiste, presque crooner. Félin nocturne, sa voix fait patte de velours pour ce havre de paix, alors qu'il sort ses griffes et égratigne les filles sur les autres plages de Transformer, ces filles de petite vertu, peinturlurées, absentes ou congénitalement bavardes...
La mélodie met en valeur les paroles avec la simplicité requise, soutenue par des notes aériennes jouées au piano, qui viennent en contrepoint parfait du chant sur un fond de violons.
Doux, tout est doux, comme une sucrerie partagée à la foire, entre deux manèges. Etrangement doux. Nous sommes dans l'oeil du cyclone.

Si vous en avez envie, cliquez sur le titre pour écouter...

samedi 8 octobre 2011

Dangereuse vacuité

C'est une catastrophe, je n'ai rien à faire!
Je le sentais, cette journée "off" était un piège. Un piège qui commençait par une bonne idée: j'ai pris mon mercredi en RTT pour renouer avec un vieil ami de passage à Paris. Restaurant japonais en terrasse puis visite du Musée d'Art Moderne. Après tout, comme tout bon parisien, je ne découvre ma ville que lorsque je reçois des amis. Et c'est le printemps...
Rendez-vous sur place à 11h30 pour un apéro sympa, et tutti quanti.. Je commence bien ma journée à domicile, comme un bon automate programmé. Je m'acquitte rituellement des diverses tâches ménagères à ma portée, tout en saturant mes oreilles avec France-Info dont je connais rapidement par coeur les titres répétés. Pas une seconde à moi, pas une seconde pour moi. Normal. Très vite, le temps m'est compté pour être à l'heure au rendez-vous, je me hâte vers la gare. Renormal. Tout va bien, j'ai un petit appareil dans l'oreille saturé d'I-tubes
En chemin, SMS de l'ami, contretemps intempestif, annulation. Patatras.
C'est que je n'ai pas l'habitude d'avoir du temps devant moi!. J'aime être pressé, stressé, arriver pile à temps être un peu en retard. Vivre dans l'urgence, avoir toujours ma liste à faire, jamais soldée. Et surtout, surtout, ne pas avoir le temps de penser.
Et je me retrouve dans cette rame de métro sans rien avoir à faire....Il va bien falloir sortir pour aller...où? Un restau et un musée tout seul? Tu parles!
Je commence à taper frénétiquement sur mon I-truc, mais personne ne répond. Collègues au boulot, relations au vert, tribu aux abonnés absents! Au secours, je suis tout seul. Danger.
Un blanc. Un blanc dans la tête. Je sors à la Trinité, mes pas me dirigent vers un de ces nombreux jardins publics que la Ville de Paris met à la disposition des passants. J'avise un banc presque propre, et je commence une expérience extraordinaire: débranché, décâblé, déconnecté, je tente sur un coup de folie de ne rien faire. Tant pis, je vais me prêter à ce jeu dangereux.
Peu d'enfants et de mamans à cette heure méridienne. Je suis d'abord absorbé par les sauts et les chants des passereaux fous de soleil. Ils bondissent, piaillent près de moi, mais partent vite quand ils voient mes mains vides. Je laisse alors mon regard errer sur les frondaisons vert tendre. Malgré moi, ma tête perd pied, mon ancre échappe aux fonds rocheux, mon bateau dérive. Mes pensées, un peu surprises d'avoir le champ libre, se mettent alors à vagabonder.
Viennent d'abord mes vieux démons, ceux dont j'ai peur, ceux que j'enfouis volontairement sous une couche permanente d'activités fébriles et futiles.
En liberté maintenant, ils se pressent en nombre et se bousculent. Ils ressurgissent et se rappellent à mon souvenir. Oh, je les connais, ces fêlures, ces renonciations, ces lâchetés molles comme des loukoums, ces rêves perdus ou brisés, brûlant comme l'acide. Je les sens m'envahir, ces angoisses devant la souffrance, la maladie, la vieillesse, l'avenir, toutes ces boules de fiel qui enflent dans ma gorge et éclatent dans ma tête.
Rien de bien anormal, allez, c'est l'heur de tout être humain d'avoir ce lot de pensées. Au premier round, je suis terrassé, anéanti.
Je m'accroche, je me laisse traverser par ces pensées, en essayant surtout de ne pas les retenir, comme le font si bien les Bene Gesserit avec la douleur dans Dune.
J'y arrive, difficilement, mais j'y arrive. Je fais appel à mes plus beaux souvenirs. Le sourire de ma femme et de mes enfants, un départ de régate entre amis en baie de Morlaix, une maison de pêcheurs sur Bréhat, la cathédrale de Reims...
Au bout d'un moment, l'étau se desserre, j'ai l'impression d'avoir apprivoisé les monstres. Je revois à nouveau les arbres, j'entends à nouveau les mésanges.
Et brutalement, je me surprends à ne penser à rien. Oui, à rien! Evidemment, quand je m'en rends compte, le charme est rompu, mais j'y suis arrivé un moment, un merveilleux moment éveillé!
Quelle impression étrange. Ne penser à rien, c'est accepter de penser à tout, de devenir un réceptacle universel, "ici, on accepte toutes les idées", c'est un état de grâce.
Les idées qui passent s'arrêtent volontiers un moment, elles savent qu'elles ne seront pas censurées. C'est alors qu'elles sont les meilleures, qu'elles nous élèvent.
Alors n'hésitez pas, osez tout arrêter, tout arracher, tout araser. Osez le vide, osez le rien. Cultivez-le contemplez-le, laissez le errer à sa guise. Le jardin personnel a besoin de jachère.