vendredi 19 février 2016

Vibrons en toute liberté



Je suis harcelé.
Dans mon bureau, portes fermées, je suis harcelé. Même quand je suis seul.
En fait, les sources de harcèlement sont multiples.
La messagerie électronique est la plus récurrente, elle apporte à chaque seconde son lot de demandes urgentes et de copies insidieuses.
La messagerie instantanée est la plus vicieuse, elle s'ouvre à l'insu de l'utilisateur, et paf, un pop-up apparaît impromptu sur l'écran, au milieu d'une présentation devant 20 personnes "Tu viens ou c'est pour demain? On est à la pause depuis seulement 1/2 heure, tu as encore le temps."
Le téléphone fixe sonne moins qu'auparavant, mais même s'il tombe en désuétude, il tombe n'importe quand.
De toute façon, si on l'ignore, c'est le portable qui prend le relais quelques secondes plus tard.
Encore une poignée de secondes, et la messagerie vocale fait résonner son petit jingle annonciateur d'autres urgences.
Enfin, last but not least, les textos, SMS, MMS sont les dernières armes pour boucler, cerner et investir le peu qui nous reste d'intimité.
Ah oui, c'est vrai, j'ai oublié le contact direct, on frappe, on entre, on dit bonjour, on serre la main, on parle. Mais que c'est vieux jeu! Homo habilis dépassé, jurassique parqué, bienvenue à l'homo multiplexus communicans.
Je viens de lister les armes à disposition. Prises séparément elles sont encore gérables, mais que dire de leur usage polyphonique!
Il m'arrive de recevoir un message par mail, puis un coup de fil dans la foulée, "tu as vu, je t'ai envoyé un mail".
J'ai aussi le collègue hyper occupé qui arrive dans mon bureau "Tu n'es pas sur Sametime, tu n'as pas lu mon mail et tu n'as pas encore répondu à mon SMS !" (SMS envoyé 5 minutes auparavant). Ce qui dépasse ce charmant collègue, c'est que, peut-être, je suis moi-même occupé par ailleurs.
Bon, rien de bien original dans tout ça, j'en ai hélas bien peur pour vous. A gérer au quotidien.
Ce qui me travaille plus, c'est que ces sollicitations multiples et variées déclenchent chez moi un conditionnement proche d'une seconde nature, et pire, un manque!
J'en veux pour preuve les vibrations. En fait, j'avoue que j'ai définitivement mis mon Smartphone sur vibreur. Que ma poche de pantalon ou de veste se mette brutalement à sonner, je ne le supporte pas. Vous allez me dire, vibrer c'est pas forcément mieux! C'est vrai, mais au moins cela ne regarde que moi, et pas mon entourage.
Bref, il m'arrive de plus en plus fréquemment de mettre ma main sur le coeur, non pour renforcer un sentiment altruiste, ni par peur d'une attaque tachycardique, mais parce que j'ai cru ressentir le vibrato d'un appel. Et là, bêtement, je me rends compte que je n'ai pas l'appareil sur moi. J'avoue ne pas être fier de cette addiction! Quelque part dans mon inconscient, plusieurs poignées de neurones n'attendent que ce signal pour se mettre elles-mêmes à remuer de l'ion calcium, quand ce n'est pas du positron.
Mais le pire est encore à venir. J'ai appris que de grands amis de notre vie quotidienne ont mis au point un sous-vêtement connecté, comme on dit maintenant. Celui-ci, une fois sollicité par le premier train d'ondes qui passe, émet alors des infra-vibrations qui se transmettent à travers le corps jusqu'aux osselets de l'oreille moyenne! Le marteau se met à vibrer sur l'enclume, etc.. le tout transmis au cerveau en temps réel. Vous vous imaginez, tranquilles, décontractés, devant un épisode de StarWars par exemple, quand des planètes explosent devant vos yeux apaisés. Brusquement, une voix surgie du fond de votre cerveau vous interpelle telle un Jiminy Cricket moderne, un ange gardien laïc, une mauvaise conscience stéréophonique. "Monsieur M., c'est votre Renault qui vous parle, la prochaine maintenance doit être faite dans moins de 500 kilomètres, j'ai pris RV avec le garage habituel demain matin, clignez deux fois de l'oeil droit pour accepter." Ou " Ici Friz, votre réfrigérateur, je viens d'analyser vos Gamma G.T., et je vous informe que j'ai refusé votre commande de bières, remplacées par du jus de tomate." etc...Je comprendrais les soudaines envies de côté obscur...

C'est décidé, je ne mets plus de pyjamas. Mais sera ce suffisant?





vendredi 12 février 2016

Négentropie (tendance à l'ordre)







Une scène du film "Le cercle des poètes disparus" m'a longtemps marqué. C'est un moment furtif, un geste machinal, presque anodin, mais il est resté en boucle dans la tête: chaque soir, au moment de se coucher, le père plutôt rigide d'un jeune artiste place ses pantoufles méticuleusement au même endroit près de son lit. Ce rituel de fin de journée prépare sans fioriture le rituel du lever du lendemain.
Eh bien je me demande si je ne suis pas arrivé au même niveau sclérosé que ce personnage peu sympathique.
Si je prends un peu de temps pour analyser l'évolution de ma vie quotidienne depuis quelques années, voici ce que je constate.
Avant, je débutais mes journées par la recherche de la pantoufle égarée, à quatre pattes, un bras encore endormi en vadrouille sous le sommier. Maintenant, les pieds frileux tombent au centimètre près dans les chaudes charentaises.
Avant, je ne travaillais correctement à mon bureau qu'en temps partagé, le regard attiré par vingt sujets différents s'étalant sur plusieurs couches de papier disparates, me cachant à tout jamais la vraie couleur du bureau. Maintenant, c'est tellement clean que les collègues me demandent si je pars en vacances. Je ne supporte plus qu'un seul feuillet, survivant timide sur la froide surface et vernissée.
Avant, je passais mon véhicule au contrôle technique jusqu'à 9 mois après la date impartie, en total écart à la réglementation routière. Maintenant, je respecte à la journée les injonctions légales, et je n'ai plus de petit frisson quand la maréchaussée s'approche d'un peu trop près.
Avant, j'improvisais ma tenue de semaine: choix des divers vêtements au dernier moment et dans l'urgence, avec parfois des résultats originaux. Je me souviens de remarques d'outre-couette de mon épouse: "les chaussettes jurent avec la ceinture", ou "tu ne vas quand même pas mettre un pantalon framboise avec ta veste camel?". Maintenant, je m'astreins au choix vespéral, analyse de la météo, respect des codes, préparation et localisation. Rien au hasard.
Avant, il manquait toujours quelque chose à la maison, que ce soit des échalotes quand nous étions en plein invention culinaire, des pansements quand nos pieds se couvraient d'ampoules, des ampoules quand la lampe du salon rendait son dernier rayon, du miel quand il fallait compléter un grog, un foret de 5 mm pour accrocher le tableau "ici", etc... Maintenant, c'est La Grande Nomenclature qui gère la maisonnée, du sel pour le lave-vaisselle à la recharge de müesli bio. Une place pour chaque chose, chaque chose à sa place, le rêve de l'homo domus devenu réalité.
Avant, je faisais des kilomètres à pied, pour avoir un peu surestimé la capacité du réservoir de ma Renault R14. Maintenant, dès que l'indicateur descend en dessous du quart, j'entre en transes et n'ai de cesse de retrouver la tranquillité d'esprit que va de pair avec un réservoir plein.

Avant, (voilà bien longtemps), je n'évaluais pas forcément à sa juste valeur mon alcoolémie en fin de soirée. Maintenant, le tenancier lui-même me fait souffler dans un ballon, et la couleur qui en ressort m'autorise toujours à prendre le volant.
Avant, l'approche automobilistique d'une destination que je découvrais pour la première fois (vacances, rendez-vous professionnel,...) était un savant mélange de mouvement brownien et de spirale convergente. J'y arrivais toujours, mais presque par hasard. Maintenant, le GPS n'a (presque) aucune fantaisie, et, bon robot docile et sans éclat, ne se fâche jamais quand je le défie étourdiment et me rabat gentiment telle la brebis égarée.
Avant, c'était avant, mais je ne le savais pas encore. Maintenant, ah oui je le sais bien que c'est maintenant. C'est sûrement plus pratique, plus raisonnable, plus confortable, mais tellement terne et insipide.
Alors soyons fous, revendiquons la bohème et le chaos créatifs, rebiffons-nous devant la dictature de l'ordre établi. Surtout cet ordre-là, le pire qui soit, celui qui vient de nous-mêmes.
Je crois que ce soir je vais cacher une pantoufle sous le lit.