Je suis harcelé.
Dans mon bureau, portes fermées, je suis harcelé. Même quand je suis seul.
En fait, les sources de harcèlement sont multiples.
La messagerie électronique est la plus récurrente, elle apporte à chaque seconde son lot de demandes urgentes et de copies insidieuses.
La messagerie instantanée est la plus vicieuse, elle s'ouvre à l'insu de l'utilisateur, et paf, un pop-up apparaît impromptu sur l'écran, au milieu d'une présentation devant 20 personnes "Tu viens ou c'est pour demain? On est à la pause depuis seulement 1/2 heure, tu as encore le temps."
Le téléphone fixe sonne moins qu'auparavant, mais même s'il tombe en désuétude, il tombe n'importe quand.
De toute façon, si on l'ignore, c'est le portable qui prend le relais quelques secondes plus tard.
Encore une poignée de secondes, et la messagerie vocale fait résonner son petit jingle annonciateur d'autres urgences.
Enfin, last but not least, les textos, SMS, MMS sont les dernières armes pour boucler, cerner et investir le peu qui nous reste d'intimité.
Ah oui, c'est vrai, j'ai oublié le contact direct, on frappe, on entre, on dit bonjour, on serre la main, on parle. Mais que c'est vieux jeu! Homo habilis dépassé, jurassique parqué, bienvenue à l'homo multiplexus communicans.
Je viens de lister les armes à disposition. Prises séparément elles sont encore gérables, mais que dire de leur usage polyphonique!
Il m'arrive de recevoir un message par mail, puis un coup de fil dans la foulée, "tu as vu, je t'ai envoyé un mail".
J'ai aussi le collègue hyper occupé qui arrive dans mon bureau "Tu n'es pas sur Sametime, tu n'as pas lu mon mail et tu n'as pas encore répondu à mon SMS !" (SMS envoyé 5 minutes auparavant). Ce qui dépasse ce charmant collègue, c'est que, peut-être, je suis moi-même occupé par ailleurs.
Bon, rien de bien original dans tout ça, j'en ai hélas bien peur pour vous. A gérer au quotidien.
Ce qui me travaille plus, c'est que ces sollicitations multiples et variées déclenchent chez moi un conditionnement proche d'une seconde nature, et pire, un manque!
J'en veux pour preuve les vibrations. En fait, j'avoue que j'ai définitivement mis mon Smartphone sur vibreur. Que ma poche de pantalon ou de veste se mette brutalement à sonner, je ne le supporte pas. Vous allez me dire, vibrer c'est pas forcément mieux! C'est vrai, mais au moins cela ne regarde que moi, et pas mon entourage.
Bref, il m'arrive de plus en plus fréquemment de mettre ma main sur le coeur, non pour renforcer un sentiment altruiste, ni par peur d'une attaque tachycardique, mais parce que j'ai cru ressentir le vibrato d'un appel. Et là, bêtement, je me rends compte que je n'ai pas l'appareil sur moi. J'avoue ne pas être fier de cette addiction! Quelque part dans mon inconscient, plusieurs poignées de neurones n'attendent que ce signal pour se mettre elles-mêmes à remuer de l'ion calcium, quand ce n'est pas du positron.
Mais le pire est encore à venir. J'ai appris que de grands amis de notre vie quotidienne ont mis au point un sous-vêtement connecté, comme on dit maintenant. Celui-ci, une fois sollicité par le premier train d'ondes qui passe, émet alors des infra-vibrations qui se transmettent à travers le corps jusqu'aux osselets de l'oreille moyenne! Le marteau se met à vibrer sur l'enclume, etc.. le tout transmis au cerveau en temps réel. Vous vous imaginez, tranquilles, décontractés, devant un épisode de StarWars par exemple, quand des planètes explosent devant vos yeux apaisés. Brusquement, une voix surgie du fond de votre cerveau vous interpelle telle un Jiminy Cricket moderne, un ange gardien laïc, une mauvaise conscience stéréophonique. "Monsieur M., c'est votre Renault qui vous parle, la prochaine maintenance doit être faite dans moins de 500 kilomètres, j'ai pris RV avec le garage habituel demain matin, clignez deux fois de l'oeil droit pour accepter." Ou " Ici Friz, votre réfrigérateur, je viens d'analyser vos Gamma G.T., et je vous informe que j'ai refusé votre commande de bières, remplacées par du jus de tomate." etc...Je comprendrais les soudaines envies de côté obscur...