Une scène du film "Le cercle des poètes disparus" m'a longtemps marqué. C'est un moment furtif, un geste machinal, presque anodin, mais il est resté en boucle dans la tête: chaque soir, au moment de se coucher, le père plutôt rigide d'un jeune artiste place ses pantoufles méticuleusement au même endroit près de son lit. Ce rituel de fin de journée prépare sans fioriture le rituel du lever du lendemain.
Eh bien je me demande si je ne suis pas arrivé au même niveau sclérosé que ce personnage peu sympathique.
Si je prends un peu de temps pour analyser l'évolution de ma vie quotidienne depuis quelques années, voici ce que je constate.
Avant, je débutais mes journées par la recherche de la pantoufle égarée, à quatre pattes, un bras encore endormi en vadrouille sous le sommier. Maintenant, les pieds frileux tombent au centimètre près dans les chaudes charentaises.
Avant, je ne travaillais correctement à mon bureau qu'en temps partagé, le regard attiré par vingt sujets différents s'étalant sur plusieurs couches de papier disparates, me cachant à tout jamais la vraie couleur du bureau. Maintenant, c'est tellement clean que les collègues me demandent si je pars en vacances. Je ne supporte plus qu'un seul feuillet, survivant timide sur la froide surface et vernissée. Avant, je passais mon véhicule au contrôle technique jusqu'à 9 mois après la date impartie, en total écart à la réglementation routière. Maintenant, je respecte à la journée les injonctions légales, et je n'ai plus de petit frisson quand la maréchaussée s'approche d'un peu trop près.
Avant, j'improvisais ma tenue de semaine: choix des divers vêtements au dernier moment et dans l'urgence, avec parfois des résultats originaux. Je me souviens de remarques d'outre-couette de mon épouse: "les chaussettes jurent avec la ceinture", ou "tu ne vas quand même pas mettre un pantalon framboise avec ta veste camel?". Maintenant, je m'astreins au choix vespéral, analyse de la météo, respect des codes, préparation et localisation. Rien au hasard.
Avant, il manquait toujours quelque chose à la maison, que ce soit des échalotes quand nous étions en plein invention culinaire, des pansements quand nos pieds se couvraient d'ampoules, des ampoules quand la lampe du salon rendait son dernier rayon, du miel quand il fallait compléter un grog, un foret de 5 mm pour accrocher le tableau "ici", etc... Maintenant, c'est La Grande Nomenclature qui gère la maisonnée, du sel pour le lave-vaisselle à la recharge de müesli bio. Une place pour chaque chose, chaque chose à sa place, le rêve de l'homo domus devenu réalité.Avant, je faisais des kilomètres à pied, pour avoir un peu surestimé la capacité du réservoir de ma Renault R14. Maintenant, dès que l'indicateur descend en dessous du quart, j'entre en transes et n'ai de cesse de retrouver la tranquillité d'esprit que va de pair avec un réservoir plein.
Avant, (voilà bien longtemps), je n'évaluais pas forcément à sa juste valeur mon alcoolémie en fin de soirée. Maintenant, le tenancier lui-même me fait souffler dans un ballon, et la couleur qui en ressort m'autorise toujours à prendre le volant.
Avant, l'approche automobilistique d'une destination que je découvrais pour la première fois (vacances, rendez-vous professionnel,...) était un savant mélange de mouvement brownien et de spirale convergente. J'y arrivais toujours, mais presque par hasard. Maintenant, le GPS n'a (presque) aucune fantaisie, et, bon robot docile et sans éclat, ne se fâche jamais quand je le défie étourdiment et me rabat gentiment telle la brebis égarée.
Avant, c'était avant, mais je ne le savais pas encore. Maintenant, ah oui je le sais bien que c'est maintenant. C'est sûrement plus pratique, plus raisonnable, plus confortable, mais tellement terne et insipide.
Alors soyons fous, revendiquons la bohème et le chaos créatifs, rebiffons-nous devant la dictature de l'ordre établi. Surtout cet ordre-là, le pire qui soit, celui qui vient de nous-mêmes.
Je crois que ce soir je vais cacher une pantoufle sous le lit.
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