dimanche 19 janvier 2014

87ème District


     Longtemps je me suis octroyé la lecture de romans policiers comme une pause entre des ouvrages réputés plus complexes, plus exigeants. Exbrayat, Agatha Christie, San Antonio, James Hadley Chase,... Je sentais cependant que ces romans pouvaient bien sortir des gares.
     Un jour, un ami m'a passé un petit bijou d'un auteur américain, "Dix plus un" de Ed McBain. J'ai depuis dévoré la quasi-totalité de ses romans, entre lesquels j'intercale maintenant quelques autres textes!
      Ed Mc Bain est un précurseur de génie. Il n'a pas inventé le détective privé en gabardine élimée et feutre mou, revenu de tout, à la Humphrey Bogart, ni l'équipe de flics de choc avec mitraillette Thomson et cheveux en brosse pour lutter contre la pègre de la prohibition, style Eliott Ness, ni encore le couple d'inspecteurs, héros disparates qui donnent une épaisseur en stéréo quand le scénario est en mono, comme Starsky et Hutch.
    Non, son héros, dès 1956 (excellente année), c'est tout bonnement le commissariat du 87ème District! Simple et génial. Comme pour la Gottham mythique de Batman, le 87ème se situe au milieu de la Cité. Parée de toutes les vertus et de tous les vices (surtout) par Ed McBain, c'est Isola, le double imaginaire de New York.. Il en parle souvent comme d’une femme: Isola est certainement le véritable amour de l'auteur.
    Ce commissariat de quartier est reconnaissable à ses deux globes verts devant la porte, sur lesquels "87" est peint en jaune. L'intérieur sent la poussière, la vieille cire des meubles en bois tachés d'encre, le papier carbone des machines à écrire tapées à deux doigts, l'odeur âcre et rebutante des pochards et autres clochards  gardés la nuit dans les réduits grillagés où ils dessaoulent en hurlant leur dégoût des flics. On a chaud à en crever en été, quand l'orage n'a pas encore éclaté et que les nerfs de la ville sont en pelote, On y gèle l'hiver, quand le blizzard du nord enfile les rues à angle droit et transforme tout inspecteur faisant une planque en statue de givre.
       Et ce petit territoire policier rappelle obstinément que la loi existe. Il est une toute petite lumière vacillante, dans un monde de noirceur qui grouille, vit, survit, meurt, un monde perdu dans une course irréversible où l'argent et le sexe se mélangent plus qu'ailleurs pour former un cocktail détonnant. A Isola, la pauvreté, le vice, la drogue, la prostitution forment le socle indestructible d'une délinquance toujours en avance d'un coup sur la justice, où le pire serial killer peut être rousse et avoir de magnifiques yeux verts (Ed Mc Bain aime bien les yeux verts, surtout avec des taches de rousseur) et où les inspecteurs, des hommes et des femmes comme tous les autres, semblent bien peu aimés et bien mal armés.
     Humour, imagination débridée, l'auteur nous fait découvrir des centaines de personnages, nous dévoile leurs vies, leurs rêves, nous présente leurs métiers impossibles, comme ce spécialiste des quatrains offerts avec les bouquets de fleurs, ou ce triste sire auteur de blagues à répétition, ou encore ce vendeur par correspondance d'objets érotiques qui embauchait des aveugles.
     Comme dans les séries modernes, qui favorisent l'approfondissement de la psychologie des personnages, la communauté du 87ème se découvre, et s'apprécie au fur et à mesure des romans. Une saga qui se déroule sur 50 années (on dirait maintenant 50 saisons) sur autant de livres, une fresque vivante, vibrante, et tellement attachante. Il n'est pas indispensable de suivre scrupuleusement le déroulement chronologique, les intrigues policières tiennent et se dénouent dans chaque livre. Cependant, l'histoire du commissariat, elle, se construit tome après tome. On entre dans l'intimité des inspecteurs, le pur Steve Carella, qui déteste les romans policiers, avec son épouse sourde et muette et ses jumeaux, Meyer Meyer, chauve, patient, et plein d'humour (obligé, avec un tel nom), Bert Kling, blond à face d'ange et malheureux en amour, notamment avec l'inspectrice Eileen Burke, spécialisée dans les rôles d'appât pour détraqués, Cotton Hawes, roux, une mèche blanche là où un couteau l'avait scalpé,  Arthur Brown, noir de 110 kilos et presque deux mètres, etc... Ainsi, j'ai lu avec déchirement le dernier titre, datant de 2005, juste avant la mort de l'auteur. Certain que je ne connaîtrais jamais la suite, il faut que je l'imagine maintenant. Et ce n'est pas le dénouement de l'histoire qui me tarabuste, celui-là est présent dans le livre. Non, ce qui reste en suspension, c'est l'histoire qui s'ébauche entre le flic raciste du 83ème district  et la jeune inspectrice portoricaine...
     Oui, c'est une magnifique série, vous savez, comme celles qui laissent un vide quand elles s’arrêtent, celles qui font regarder avec envie ceux qui commencent juste à les lire…Leurs histoires et leurs vies résonneront pour longtemps dans ma mémoire. Ils s’y sont fait une petite place, plus vraie que nature, ils existent à travers moi, ils font partie de moi. Merci l’artiste.

 

mercredi 15 janvier 2014

Daft Punk


Le dernier opus du groupe électro Daft Punk a réussi là où les armées napoléoniennes et celles des forces de l'Axe avaient échoué. Ces morceaux de bravoure musicale ont envahi les ondes planétaires de l'été dernier, et les casques intégraux de nos cyborgs "humains robots" ont assiégé et inondé les devantures des disquaires (il en existe encore) du monde entier.
Comme tout quinqua (je n'aime pas ce mot) qui a dansé sur Midnight Express, j'ai adoré. Alors j'ai aussi acheté tous les albums précédents de ce duo inventif. D'autres les auraient téléchargés, mais mon manque total de connaissance en télématique me cantonne dans le droit chemin. Ces albums sont excellents, et leur éclectisme fait plaisir à entendre. J'ai aussi retrouvé un live de 2007 laissé par mon fils, Daft Punk Alive, et je l'ai écouté un moment en boucle dans ma Twingo.
    Au-delà de la maîtrise et de la qualité réelle des morceaux joués à Bercy, j'ai été ébahi par le public. Il envahissait la bande son.
    Evidemment, ce sont uniquement des adeptes du groupe, des aficionados connaissant par coeur tous les disques des génies de l'électro. Des inconditionnels qui avaient obtenu leurs billets de haute lutte. Une amie de ma fille avait eu le bonheur d'en être, elle a encore les larmes aux yeux chaque fois qu'elle évoque cette soirée où elle a été soulevée, emportée par les dieux.
     Du haut de leur pyramide de lumière, les deux maîtres de cérémonie commencent à officier. Trois notes suffisent, et le public se met à hurler en reconnaissant le premier morceau. Débute alors un déferlement d'énergie brute qui renaît comme un phénix, toutes les minutes pendant la totalité du spectacle. C’est un coup de tonnerre qui dure deux heures, un éclair en boule qui roule, roule et roule encore, une ola de feu tout autour de l'immense salle zébrée de lasers et chauffée à blanc.
     Et je me dis, pour avoir pratiqué longtemps une vie familiale habituelle, que j'ai du mal à reconnaître dans cette bombe d'énergie pure, les mêmes adolescents tout mous et tout rassis qui ne savent pas que le matin existe, et émergent pour vaguement petit déjeuner, quand le five o'clock tea est déjà servi. Comme avec une pile électrique dont on ne relie pas les deux extrémités, il ne se passe pas grand-chose. Qu'est-ce qui peut bien les anesthésier de la sorte, les tétaniser dans leur lit?
      Je n'ai pas la réponse, mais je me dis que c'est dommage de ne pas faire jaillir en permanence toute cette fougue, de ne pas donner envie. Et si l'envie est absente, rideau, on reste en veille.
      Il est vrai que ce n'est pas en regardant leurs parents remuer comme des insectes sur le dos qu’ils auront envie de rentrer dans la danse quotidienne, dans le train-train routinier. Ce que le monde des adultes propose aujourd'hui à sa jeunesse n'est pas très réjouissant, un strapontin, une place debout, un nom sur liste d'attente. Pas étonnant que le monde virtuel soit si attirant, paré de toutes les vertus qui manquent au réel.
      Peut-être pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, les vieux et moins vieux pensent que ce qu'ils vont laisser à leurs descendants est moins bien que ce qu'ils ont trouvé. « Ben tant pis, après nous le déluge, on est nuls, mais on ne sera plus là au moment de rendre des comptes. On s'en tire pas si mal.» 
    Bon, Platon se désespérait déjà des jeunes de son époque, nous on se désespère des vieux de la nôtre. Finalement, c'est plutôt encourageant, voire positif!