Longtemps je me suis octroyé la lecture de romans
policiers comme une pause entre des ouvrages réputés plus complexes, plus exigeants. Exbrayat, Agatha Christie, San
Antonio, James Hadley Chase,... Je
sentais cependant que ces romans pouvaient bien sortir des gares.
Un jour, un ami m'a passé un petit bijou d'un auteur
américain, "Dix plus un" de Ed McBain. J'ai depuis dévoré la quasi-totalité
de ses romans, entre lesquels j'intercale maintenant quelques autres textes!
Ed Mc Bain est un précurseur de génie. Il n'a pas inventé le
détective privé en gabardine élimée et feutre mou, revenu de tout, à la
Humphrey Bogart, ni l'équipe de flics de choc avec mitraillette Thomson et
cheveux en brosse pour lutter contre la pègre de la prohibition, style Eliott
Ness, ni encore le couple d'inspecteurs, héros disparates qui donnent une
épaisseur en stéréo quand le scénario est en mono, comme Starsky et Hutch.
Non, son héros, dès 1956 (excellente année), c'est tout bonnement
le commissariat du 87ème District! Simple et génial. Comme pour la Gottham mythique de Batman, le 87ème se situe
au milieu de la Cité. Parée de toutes les vertus et de tous les vices (surtout)
par Ed McBain, c'est Isola, le double imaginaire de New York.. Il en parle
souvent comme d’une femme: Isola est certainement le véritable amour de
l'auteur.
Ce commissariat de quartier est reconnaissable à ses deux globes
verts devant la porte, sur lesquels "87" est peint en jaune.
L'intérieur sent la poussière, la vieille cire des meubles en bois tachés
d'encre, le papier carbone des machines à écrire tapées à deux doigts, l'odeur
âcre et rebutante des pochards et autres clochards gardés la nuit dans les réduits grillagés où
ils dessaoulent en hurlant leur dégoût des flics. On a chaud à en crever en
été, quand l'orage n'a pas encore éclaté et que les nerfs de la ville sont en
pelote, On y gèle l'hiver, quand le blizzard du nord enfile les rues à angle
droit et transforme tout inspecteur faisant une planque en statue de givre.
Et ce petit territoire policier rappelle obstinément que la loi existe. Il est une toute petite lumière vacillante, dans un monde de noirceur qui
grouille, vit, survit, meurt, un monde perdu dans une course irréversible où
l'argent et le sexe se mélangent plus qu'ailleurs pour former un cocktail
détonnant. A Isola, la pauvreté, le vice, la drogue, la prostitution forment le
socle indestructible d'une délinquance toujours en avance d'un coup sur la justice,
où le pire serial killer peut être rousse et avoir de magnifiques yeux verts
(Ed Mc Bain aime bien les yeux verts, surtout avec des taches de rousseur) et
où les inspecteurs, des hommes et des femmes comme tous les autres, semblent
bien peu aimés et bien mal armés.
Humour, imagination débridée, l'auteur nous fait découvrir
des centaines de personnages, nous dévoile leurs vies, leurs rêves, nous présente
leurs métiers impossibles, comme ce spécialiste des quatrains offerts avec les
bouquets de fleurs, ou ce triste sire auteur de blagues à répétition, ou encore
ce vendeur par correspondance d'objets érotiques qui embauchait des aveugles.
Comme dans les séries
modernes, qui favorisent l'approfondissement de la psychologie des personnages,
la communauté du 87ème se découvre, et s'apprécie au fur et à mesure des romans.
Une saga qui se déroule sur 50 années (on dirait maintenant 50 saisons) sur autant de livres, une fresque vivante, vibrante, et
tellement attachante. Il n'est pas indispensable de suivre scrupuleusement le
déroulement chronologique, les intrigues policières tiennent et se dénouent
dans chaque livre. Cependant, l'histoire du commissariat, elle, se construit
tome après tome. On entre dans l'intimité des inspecteurs, le pur Steve Carella, qui
déteste les romans policiers, avec son épouse sourde et muette et ses jumeaux,
Meyer Meyer, chauve, patient, et plein d'humour (obligé, avec un tel nom), Bert
Kling, blond à face d'ange et malheureux en amour, notamment avec l'inspectrice
Eileen Burke, spécialisée dans les rôles d'appât pour détraqués, Cotton Hawes,
roux, une mèche blanche là où un couteau l'avait scalpé, Arthur Brown, noir de 110 kilos et presque
deux mètres, etc... Ainsi, j'ai lu avec déchirement le dernier titre, datant de
2005, juste avant la mort de l'auteur. Certain que je ne connaîtrais jamais la
suite, il faut que je l'imagine maintenant. Et ce n'est pas le dénouement de
l'histoire qui me tarabuste, celui-là est présent dans le livre. Non, ce qui
reste en suspension, c'est l'histoire qui s'ébauche entre le flic raciste du
83ème district et la jeune inspectrice
portoricaine...Oui, c'est une magnifique série, vous savez, comme celles qui laissent un vide quand elles s’arrêtent, celles qui font regarder avec envie ceux qui commencent juste à les lire…Leurs histoires et leurs vies résonneront pour longtemps dans ma mémoire. Ils s’y sont fait une petite place, plus vraie que nature, ils existent à travers moi, ils font partie de moi. Merci l’artiste.