samedi 14 avril 2012

Elite, elite, lama sabachtani

Une foule amassée  bloque mon chemin habituel  dans la grande allée commerciale de Vélizy 2. La cause est d’importance: un casting public de l’agence de mannequins Elite. Le plus impressionnant c’est que la foule des prétendantes est encore plus importante que celle des spectateurs. Elles attendent debout des heures, bien sagement, puis elles passent quelques secondes, huit par huit, alignées comme à la recherche d’une coupable. A l’appel de leur prénom, elles marchent quelques mètres, puis la sentence tombe. Ici, on retient les numéros 3, 5 et 6 pour l’étape d’après, là on ne retient personne: juste « Merci mesdemoiselles », alors que je les avais trouvées bien belles aussi.   
Ainsi, je n’ai pas pu échapper à ce raz-de-marée du choix qui élimine, à cette invasion de la sélection qui  évacue, à cet envahissement du tri  volontaire qui efface. Je ne passe que quelques secondes devant la télévision allumée mais la scène est toujours la même. Exemple: devant des millions de spectateurs, un jeune en tenue de marmiton explique avec des sanglots dans la voix que son omelette « blanche dehors et jaune dedans » est ratée, et qu’il va se faire éliminer de Super Chef. On comprend tout de suite que c’est très très grave. L’instant d’après, le malheureux est au garde-à-vous, devant un jury de tragédie grecque, avec une musique qui pèse des tonnes et  qui ferait passer le Requiem de Mozart  pour le générique de Barbapapa. Il manque juste le moment où l’on casse sur le genou sa cuillère en bois et son couteau à découper les légumes, comme l’on brise l’épée d’un officier avec sa carrière.

On a la même chose avec les chanteurs, les danseurs, les séducteurs, les humoristes, les répondeurs aux questions pour un champion, les mangeurs de scorpions dans une île déserte, et même avec ceux qui ne font rien du tout pendant des semaines, à plusieurs sous un microscope géant.  

Il faut le reconnaître, l’intérêt du spectacle, ce n’est pas de voir son (ou sa) favori(te) franchir victorieusement les étapes. Non, le vrai plaisir, c’est de voir tomber lamentablement tous ceux qui se prennent les pieds dans le tapis. Rien de tel pour le moral que de les voir se faire virer comme des malpropres. Pleurera, pleurera pas ? Ou alors, quel hypocrite, on le voit congratuler son concurrent,  celui qui vient de le transformer en serpillère. Le maillon faible, c’est aussi très drôle quand c’est l’équipe elle-même qui l’élimine, comme dans Koh-Lanta. Ainsi, les gagnants sont éclaboussés par tous les coups de glaive qu’ils ont dû donner autour d’eux pour y arriver. Quel bonheur, même les héros sont méprisables. Et puis, on oublie une seconde que nous aussi, nous sommes sous le crible permanent du tri sélectif. Rien ne lui résiste, prenez votre ticket et inscrivez-vous, depuis  la place en crèche jusqu’à la place en maison de retraite, en passant par  l’école qui va bien, le job qui va mieux, le logement idéal, la participation à la prochaine séance de speed dating.

Les soixante-huitards enthousiastes avaient rejeté en vrac  l’autorité, la société de consommation et la « sélection, piège à c.. ». Le monde actuel les a évacués, oubliés, ou les traite d’attardés. J’aimerais juste qu’ils soient simplement en avance.

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