dimanche 10 février 2013

Cirque magique

Au XIXème siècle, les colons américains étaient animés d'un même rêve, aller plus loin, repousser la Border toujours plus loin. Et ils sont arrivés au Pacifique.
Le jeune reporter du "Petit Vingtième" avait montré la voie sur le papier, mais ce sont encore les américains qui plantèrent leur drapeau sur notre satellite. La lune n'est plus un objectif.
Alors, que nous reste-t-il? Où souffle encore le vent de l'aventure sur notre petite planète?
Je peux vous rassurer, il est un monde que l'on n'a jamais fini d'explorer, et dont la réserve de nouveautés et de surprises est inépuisable.
Vous pensez au cerveau féminin? C'est vrai qu'il répond presque à la définition, mais j'ai parlé de notre planète.
Non, je veux parler du mystérieux domaine de l'entreprise, vous savez, ces bâtiments avec beaucoup de cases, un écran par case, et un serviteur par écran qui masse son clavier à la méthode chinoise ou thaï selon l'humeur. Eh bien toute la palette des émotions, tout l'arc-en-ciel des sentiments se déclinent en permanence dans ce monde merveilleux. Pour vous en convaincre, qu'il vous suffise d'observer attentivement les visages des heureux élus à la sortie vespérale de ces temples modernes: quelle plénitude, quelle sérénité. Plus rien ne filtre à travers leur regard désormais éteint, ils se repassent lentement le film de la journée, en attendant avec impatience que le lendemain arrive, pour replonger dans le cirque magique. Passons en revue quelques exemples intenses pris au hasard dans leur quotidien miraculeux:
La solitude:  être seul français dans une réunion en anglais avec des irlandais, des américains et des australiens, tous connus pour leur accent facile. La discussion s'anime, vous ne comprenez plus rien dans le brouhaha, et brusquement ils s'arrêtent de parler, se tournent vers vous, et attendent visiblement que vous vous exprimiez.
Le vertige: avoir préparé et minuté soigneusement un déplacement important, être 15 minutes en avance Gare Montparnasse, et se rendre compte au tableau d'affichage que le train de 6h15 que l'on va prendre pour Besançon est bizarrement remplacé par celui pour Nantes. La Gare de Lyon paraît soudain très très loin....
La surprise: demander un travail à un collègue, et le recevoir en temps et en heure sans avoir à le relancer.
Le doute: se dire de ce même collègue qu'il ne doit pas être assez chargé. En parler à son chef.
L'amertume: avoir envoyé un document  en temps et en heure  à un collègue, et n'avoir aucun remerciement.
Le grand étonnement: avoir un message de remerciement en retour d'un document envoyé à un collègue en temps et en heure.
Le désespoir: avoir rédigé et peaufiné pendant quatre heures LE mail de l'année, et le supprimer par erreur.
La persévérance (perçue parfois comme de l'entêtement): arriver à un échange de mails du genre: "Re:R:Re:R:Re:R:Re:R:Re:R:Re:R:Re:R: As-tu des remarques sur ma présentation?"
La générosité: "J'aime bien l'aider pour rédiger ses mails, Georges, mais quel boulot! Que ce soit en orthographe, en syntaxe, et même sur le fond, il n'y a pas grand chose à garder. Un vrai sacerdoce."
Le ressentiment: "Non mais pour qui se prend-il, Eric? Je ne lui ai demandé son avis que par politesse, et il se met à chicaner sur chaque mot. La prochaine fois je l'envoie balader."
La tristesse: "Je ne comprends pas Georges! Il mord la main qui le soigne! Non seulement ses textes seraient nuls sans moi, mais en plus il n'est même pas reconnaissant! La prochaine fois, je le laisse dans sa crasse grave."
La jalousie: se voir attribuer un bureau certes fermé, mais à deux fenêtres, alors que Patrick, ce petit Machiavel de poche, a obtenu un bureau à trois fenêtres.
La fierté: entendre dire du bien d'un(e) collègue et pouvoir ajouter "C'est moi qui l'ai embauché(e)"
La modestie: entendre dire du  moins bien (justifié) d'un(e) autre collègue et devoir ajouter "C'est moi qui l'ai embauché(e) aussi"
L'injustice: avoir travaillé des soirées entières à réfléchir et peaufiner le dossier du projet "Nittür", défendre brillamment, pas à pas, la position de la société seul devant les clients, pour retrouver le nom de son boss sur le dossier, et être invité à boire un jus de pomme après son succès.
Le respect: mourir d'ennui en réunion, ne pas oser partir alors que l'on n'a rien à y faire et voir un collègue ramasser ses affaires, se lever et dire en partant: "Bon, faut qu'j'y aille, bonsoir."
Le calcul: "D'abord je téléphone à Paul, pour l'informer que j'envoie un mail à François avec mon avis négatif sur l'affaire Lauve. Ensuite, je l'envoie à François vendredi vers 18 heures, en mettant Hélène en copie, mais pas Paul, et je mets Vincent en copie cachée. Forcément, Vincent va réagir, plus violemment que François, cette nouille, et il va faire appel à Paul. Là, il va tomber sur un os, et je pourrai enfin arriver en proposant ma solution. J'appelle Paul".
La haine: "Quel con ce Paul, il m'a dit que ma solution était compliquée et inutile, qu'il appelait François pour lui donner son accord sur l'affaire Lauve. Je ne peux pas le blairer, Paul, jamais vu un chef aussi nul. Pire que nul, nuisible. Et en plus j'ai fait tout ce travail pour rien"
L'impatience: "Voyons, avant Paul, j'ai eu cinq chefs en onze ans, soit un peu plus de deux ans à chaque fois. Mais qu'est-ce qui se passe? Je supporte celui-là depuis quatre ans, toujours pas parti! Il est en train de fiche la moyenne en l'air. Jamais  vu un chef aussi nul."
La terreur: cinquante clients assis silencieusement côte à côte, invités ce soir dans cet hôtel un peu froid avec une affiche alléchante : vous. Deux minutes avant votre prestation, vous vous rendez-compte que votre présentation informatique est scratchée. Il est 20 heures, pas de back-up. Votre boss vous lance un regard confiant. C'est à vous.
Le coup de foudre:XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX   Censuré.