dimanche 7 avril 2013

Corps hanté

  Je ne sais pas vous, mais j'ai très souvent l'impression de hanter mon corps (comme dirait André Breton), d'être caché derrière celui qui bouge et qui parle sur le devant de la scène.
Et au bout du compte, je ne sais plus trop qui je suis. Comme le chantent les Who " Don't pretend to know me, 'cause I don't even know myself".
Alors qui est "moi"? Dès le matin, et principalement pendant le rasage et le lavage de dents, arrive régulièrement la première question existentielle. "Mais bon sang, c'est qui ce type fatigué dans la glace? Serait-ce moi?"
J'ai une technique imparable. La myopie est une chance, et j'ai le plaisir de tout voit trouble dans le miroir. Une esquive direz-vous, une reculade ! J'en conviens, mais le matin, je ne me sens pas de taille à m'affronter.
Il est vrai que les questions posées devant les miroirs réels ne sont rien comparées aux tourments permanents des miroirs virtuels que nous renvoient les autres, tous les autres.
Jeu de rôles, La toilette accomplie, la tenue du parfait cadre vient recouvrir un corps que l'on tente péniblement de maintenir en état. Et c'est parti pour le grand jeu.
En fait, pas tout de suite. Je m'accorde une parenthèse pendant les trajets en Twingo, où la musique est omniprésente. Je me perds, je m'oublie, je joue relâche. Aucune réflexion, aucune méditation profonde sur moi-même, juste le plaisir de vibrer comme un noeud de cordes vitales mises en mouvement par la musique.
Vient cependant le moment de m'extirper de ce cocon de bien -être.
Heureusement, l'homme est un animal machinal, on dit bien que l'habitude est une seconde nature. Aussi, je suis rapidement aspiré par des considérations pratiques qui absorbent mon énergie et captent mon attention sur des sujets fondamentaux, forcément fondamentaux.  Et là, paradoxe. Quand je travaille seul, c'est plutôt facile de ne pas se dédoubler, de se concentrer dans la première case frontale du cerveau. Les calculs techniques, la syntaxe des phrases dans les mails, la réflexion sur certaines options à prendre, la manière de contenter le phénomène sournois (la faim) dès son approche, tout cela occupe le terrain.
Je me rends compte ainsi que je recherche toutes les activités qui bloquent la réflexion, qui empêchent la dangereuse recherche du moi. Les courses, la cuisine, la natation, la régate, la musique, la danse, tout ce qui occupe la place. Attention à la marche en plein air, au vélo, pas assez prenants, l'esprit vagabonde, pas bon.
Mais l'homme est aussi un animal social, il faut en passer par là pour se définir. C'est plutôt dans les contacts directs, dans les dialogues qu'il est vraiment difficile de se tenir. Combien de fois, au cours d'une conversation, ma pensée s'envole-t-elle? Mon moi s'éloigne de quelques mètres et me glisse à l'oreille: "Est-ce que tu crois qu'il se rend compte?"  Il a l'air tellement impliqué, absorbé par ce qu'il dit, heureusement qu'il ne voit pas que je l'écoute distraitement. Parfois, je ressens tellement le décalage entre mon attitude et mes pensées que mon malaise doit être apparent. Il ne peut pas ne pas le voir! Mais non, il continue, imperturbable, sérieux comme un pape, comme si de rien n'était... Alors, je me demande si son moi à lui n'est pas aussi à rigoler avec le mien, en nous regardant tous les deux bouger comme des adultes professionnels et responsables. Mais je n'en suis pas sûr.  
Serais-je le seul à souffrir de ce dédoublement? Je me donne l'impression d'être un éternel bizuth, de n'avoir jamais pris au sérieux mon entrée dans la vie active. Je me vois toujours en tongues, T-shirt et bermuda, avec de vrais problèmes: le bouton sur le nez aura-t-il séché avant la prochaine boum? le dernier Deep Purple est-il aussi bon que "In Rock"? le vent va-t-il tomber avant la fin de la régate? Le pire, c'est que je pense que les questions de maintenant sont fondamentalement moins importantes: un adulte a tellement moins d'imagination.
Voilà, j'erre, balloté, remorqué comme un ballon d'enfant accroché à mon corps, avec parfois un regard d'envie pour ces humains qui sont tout à ce qu'ils font, les pieds ancrés dans leurs certitudes, les idées bien rangées dans un cerveau qui sent bon l'aération et la javel. Certains battent en ce moment le pavé contre le mariage à venir de personnes qu'ils ne connaissent pas, et qu'ils ne connaîtront certainement jamais.
Bon, dans ces conditions, je préfère encore mes incertitudes, ou plutôt ma seule certitude, celle de ne jamais me connaître. "Connais-toi toi-même" insiste Socrate, Il a raison, c'est bien difficile. Mais est-ce si grave de ne pas y arriver?
Finalement, seul mon chat me connaît bien, et je ne peux pas me cacher quand son regard froid se tourne vers moi, quand ses pupilles verticales se dilatent et envahissent tout l'espace de ses yeux: je suis l'esclave qui prépare le dîner pour 19 heures, (pas 19h 05) et qui ouvre et ferme la fenêtre vers le jardin, à la demande: on n'est jamais aussi bien défini que par ses actes.

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