J’ai toujours cette
impression tenace d’être un stagiaire, un intermittent, un intérimaire dans la
vie. Je la parcours comme un aérostat errant, un voilier à la dérive, une
pierre qui roule : l’accumulation des ans ne dépose pas de mousse.
Pourtant, d’après les statistiques, je suis largement plus proche de la fin que
du début ! Alors ? Quel bilan, bien après la mi-parcours ? J’imagine
que je laisserai dans ce monde la même trace que le sillage de mon canard jaune
en plastique à la surface de mon premier bain.
Au risque de vous décevoir, cette constatation ne me désole
pas. Au moins essayé-je de respecter dans ma vie courante la règle « non
nocere » des médecins, ne pas nuire à mes semblables, ce qui est déjà
beaucoup. Mon travail me plaît, il occupe une bonne part de mon temps,
m’obnubile un peu plus que je le voudrais, mais bien moins qu’il le pourrait. A
mon départ, je sais que je laisserai … ce fameux sillage, qui durera ce que durent les
roses. Même si c’est encore loin - au moins dans la tête-, je commence à
entrevoir les prémices de la suite, je veux bien sûr parler de la retraite. Que
vais-je faire à la retraite ?
Je suis affolé par la boulimie qui saisit tout individu
normalement constitué, lorsqu’il passe du statut de « vie active » à
celui de retraité. A tous les pots de départ, quand je m’enquiers de la suite
que l’heureux impétrant imagine donner à
ses activités, j’ai à chaque fois droit à un grand moment de bravoure,
qui se termine toujours par la formule magique, dans un grand sourire :
« Je vais être débordé ! »
Sic « Ah, ah, retraite, quel nom stupide, alors que c’est un
début ! Je vais mettre les bouchées doubles, développer une stratégie,
positionner des objectifs, des projets, un plan de bataille, un programme, des
étapes. Je n’aurai pas de repos, pas de répit,
tiens, je prendrai un coach. Tout ce que je n’ai pas pu faire à cause de
mon travail stupide et chronophage, je vais le rattraper maintenant, je vais me
venger. »
A peu de choses près,
discours commun pour tous les retraités qui gravitent autour de moi.
Essaie-t-on de les appeler pour une invitation, un apéritif, on a aussitôt droit à « Ah, je regarde
mon emploi du temps sur mon Iphone… mais je serais surpris que l’on soit dispo.
Attends... Eh bien non, c’est bien ce
que je pensais, dans trois semaines, on est en croisière musicale Palerme –
Rhodes. Je regarde le prochain week-end
dispo : thalasso… garde d’Alexandre
et Napoléon, (non pas des chiens, nos petit-fils)…visite privée de la
bibliothèque du duc d’Aumale…Cosi FanTutte…repas des Joyeux Turlurons, et
après, on part en Bretagne pour 3 mois, je dois refaire le papier peint de tout
l’étage. Bon, rappelle dans six mois, cela fait plaisir de t’avoir eu au fil.
Quoi ? En semaine ? Alors là, même pas en rêve, pas besoin de
regarder mon Smartphone : le lundi, on a aquagym et, crois-moi, en
troisième année, c’est mal vu de louper un cours ; le mardi, c’est salsa,
en alternance avec danse country, je te dis pas les chorégraphies, on
s’accroche ; le mercredi, j’ai histoire de l’art à l’université du
troisième âge, pendant que Brigitte suit des cours de cuisine macrobiotique ;
le jeudi, c’est chorale, impensable de louper, et le vendredi, on a marche
nordique. Si tu ajoutes les visites aux médecins, kinés, osthéos, acupunctos,
chiropractos, etc… tu verrais la liste ! Tu comprendras que c’est im-pos-si-ble !
Bon, on cause, on cause, désolé, mais je vois Brigitte qui s’impatiente, on a
rendez-vous à la Mairie, on est inscrits dans un cycle de formation d’achat sur
Internet. Et aujourd’hui, c’est les vêtements, catégorie chemisettes et
bermudas. Inloupable. Pfff . Tu vois, on est débordés. Rappelle quand tu
veux, bises… » Tût…tût…tût.
Je raccroche toujours le téléphone avec une promesse que je
me fais à moi-même : jamais, jamais ça. Je relirai « l’éloge de la
paresse », que je conseille sans succès à mes collègues (pas à mon chef,
il pourrait en tirer une conclusion hâtive). Et je m’occasionnerai de grandes
plages de Rien. Les plus belles, quand la pensée est vagabonde et le souffle
serein. J’ai adoré le dernier couple d’amis que nous avons connus … en Corse, déjà un bon point ! Jeunes
retraités, (c’est ce qu’on dit), ils ont en tout et pour tout un seul
rendez-vous pour les six mois à venir, celui avec leur fournisseur de
champagne. L’exemple de la sagesse.
Peut-être me ferai-je un petit pense-bête, une liste de
choses à ne pas oublier. Tiens, et si je créais le Club des Inactifs, pour
partager notre absence de pratiques ? Oh, non, rien que de penser aux
statuts à écrire, réunions à organiser, comptes-rendus à rédiger, je biffe de
ma liste.
Je crois que, sur ma liste, restera uniquement la ligne: ne jamais faire de liste!
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